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Youssef Tohmé : « Remettre l’homme au centre » PDF Imprimer Envoyer
Lundi, 08 Septembre 2014 06:00

Avec sa thématique “Espaces publics”, cette 6e édition d’Agora ne pouvait que séduire l’architecte et urbaniste Youssef Tohmé, commissaire de la biennale passionné par la question. Entretien.

 

Comment vous sentez-vous à l’aube de cette biennale ?

Au départ, quand on me l’a proposé, je savais que ce serait un travail colossal, avec mon métier à côté qui continue. Mais c’est aussi quelque chose auquel je m’astreins, essayer d’avoir des activités à côté, des conférences, des livres, des événements comme Agora : autant de façons de prendre du recul, de sortir du tourbillon de mon métier d’architecte pur. Agora, c’est aussi une chance énorme, surtout étant donné le thème. Avec cette thématique « espace public », je n’ai pas eu à réfléchir une seconde, le sujet me passionne. C’est l’occasion de réfléchir, de me poser des questions, d’en poser aux autres – une vraie chance ! Et, là, déjà, je commence à sentir que c’est la fin et ça m’attriste un peu (rires).



Pourquoi cet intérêt particulier pour l’espace public ?

Parce que l’espace public, c’est à la fois politique, philosophique, sociologique, économique, architectural, symbolique. Tout ça à la fois. Réfléchir sur l’espace public, c’est réfléchir sur l’homme, en fait. Comment la ville évolue, comment la société évolue, comment l’homme évolue, comment on évolue par rapport aux autres, surtout : l’espace public, c’est ce qui fait le lien entre nous, entre soi et l’autre, entre l’intime et la société. Si ces échanges évoluent, si la société ou l’homme changent, les espaces publics doivent-ils changer ou pas ? Dans quelle mesure ?


J’ai la chance de travailler sur le quartier Brazza, ici, à Bordeaux, et c’est une question que je me pose, naturellement. Faut-il aménager des espaces publics traditionnels, des rues avec des magasins, des places ? Ou faut-il essayer d’autres façons de fabriquer l’espace public ? Qu’est-ce qui fait son essence, en fait… Quand on réfléchit à ces questions, on est amené à adapter son travail d’urbanisme en fonction des lieux, des sociétés. 



Pourtant, on voit fréquemment des projets pas si spécifiques, qui auraient aisément pu être transposés aux quatre coins du monde…

Oui, je vois ce que vous voulez dire. La principale raison, c’est qu’en ce moment, ceux qui fabriquent l’espace public sont les aménageurs, les acteurs économiques. Ce qui fait que, comme on veut à tout prix que ça vive, que ça marche, qu’il y ait du monde, on a tendance à reproduire des modèles qui marchent. En conséquence, les gens ont peur de se lancer sur autre chose, sûrement aussi parce qu’on ne leur propose pas autre chose. On ne prend plus de risques dans la fabrication de l’espace public. Pour moi, il faut écouter le contexte, les gens, les habitants et, alors, on peut proposer autre chose… À condition que le politique suive, et ne se laisse pas tout dicter par la seule économie. 


Reprenons le cas de Brazza, qu’Alain Juppé m’a confié : j’ai voulu saisir cette chance pour proposer quelque chose de différent, une manière de coller au contexte de façon contemporaine en remettant l’homme au centre. Aux habitants, je leur dis « le quartier va se faire par vous, pas vous être imposé, c’est quasiment vous qui allez fabriquer l’espace public, la rue, son ambiance ». Tous ces volumes offrent un confort mais aussi un imaginaire ouvert – monter son atelier, agrandir sa famille… Cela redonne de l’initiative à l’individu. Il faut que l’individu se réveille et qu’il comprenne qu’il peut être actif dans cette société. Les choses ne sont pas figées, dictées d’avance, l’individu peut y participer et ainsi avoir l’impression qu’il existe.

Et en même temps il faut une vision, une trame, quelque chose qui nous relie. En ce moment, je pense que le paysage, le « grand paysage », peut nous relier. Il peut accepter les différences, il est au-delà des connotations, des images, des formes. Dans un grand paysage, on se sent chez soi : ceux qui habitent au bord de la mer partagent cette même chose. En ville c’est pareil – à Central Park ou Hyde Park, l’échelle vous dépasse, on n’a pas l’impression d’y être obligé d’y faire ci ou ça, et pourtant cette nature nous relie. Je pense aussi à Brazza : un paysage continu, le parc des berges, la Garonne qui va vers l’océan, auquel on peut avoir la sensation d’appartenir. Une sensation que j’essaie d’accentuer, au travers de l’horizon avec la Garonne : toutes les rues, les lanières, sont perpendiculaires à la Garonne, tout y mène. Jusqu’à l’intime, jusqu’au monsieur qui est dans son jardin et qui se sent faire partie de ce grand paysage… L’idée est de s’y sentir à l’aise. Ce qui n’est pas si courant que ça actuellement – ailleurs, j’entends, où l’espace public est souvent contraignant. Pas à Bordeaux, où il y a une volonté de proposer des espaces publics différents – Brazza et son paysage en est un, qui pourrait fonctionner de façon différente. Ce que j’aimerais, c’est qu’en habitant Brazza, on soit dans un ailleurs réel, qu’on habite la ville mais différemment. Une alternative à habiter le centre historique, beau mais avec ses propres contraintes.




Comment avez-vous imaginé l’agencement et les différentes expositions d’Agora ?

Un peu comme je conçois mes maisons. Je n'y mets pas une seule entrée, j'en mets quatre ou cinq, et c’est l’habitant qui choisit l’usage qu’il veut en faire, qui va se les approprier – en se questionnant, il va trouver sa propre façon de vivre. On n’a donc pas à faire à un habitant “linéaire”, puisqu’on lui offre plusieurs façons de vivre la chose. Pour Agora, l’idée que nous avons eue avec la scénographe Petra Blaisse et la scénariste Karine Dana est que, pour le visiteur, ce soit lui qui se pose les questions des espaces publics. Nous, nous mettons juste les choses en relation dans la forme. On a essayé d’avoir deux mondes, un peu aux antipodes, un peu comme deux façons opposées de fabriquer la ville. Au rez-de-chaussée, où le bâtiment a plus de contraintes et où sont entre autres les stands et expos des institutions, des promoteurs, un monde où on a accentué cette trame, en guidant les circulations, en diminuant les possibilités, sur un principe très contrôlé. Une façon de faire vivre à ces aménageurs ce qu’ils font vivre aux gens (sourire).

En haut, où l’espace est plus libre, un monde presque irréel, où on a essayé de s’affranchir des contraintes : seul un rideau enveloppe et forme les espaces d’exposition. On a mis une table de ping pong juste à côté de l’espace de débat : à chacun de choisir s’il veut jouer pendant le débat ou respecter le débat et attendre pour jouer. On laisse l’espace public libre, sans signalétique, pour laisser l’individu découvrir, agir seul.



Côté contenu, comment avez-vous conçu votre espace d’exposition ? 

Je l'ai articulé autour de trois axes. D’abord, ceux qui pensent la ville – 17 interviews avec des architectes, des paysagistes, des urbanistes, de différentes générations, de différentes cultures pour montrer combien un espace public, c’est profondément culturel. Ensuite, ceux qui le vivent différemment, avec le « mur des résistances » : ceux qui transforment, transgressent, s’approprient l’espace public, le rendant plus complexe. Depuis le sport – les skateboarders ou les Yamakazi, par exemple – jusqu’à l’art – la musique, le hip hop, le street art… Et bien sûr, la vraie résistance, comme on l’a vu pendant le Printemps arabe : même si les mouvements sont nés en intérieur ou sur Internet, on a eu besoin de concrétiser cet élan commun sur une place publique, en changeant la fonction de cette place pour qu’elle devienne non plus circulante mais point de ralliement concret.

Enfin, un regard sur six villes, chacune déclinant un thème important pour la notion d’espace public. À Tokyo, les interstices, ces tout petits espaces que les habitants, les marchands ambulants s’approprient, remettant l’homme au centre de la ville. À Skopje, en Macédoine, le symbolique, dans la façon dont la jeune nation crée son identité en mettant des statues partout, pour bien se distinguer de l’Albanie – jusqu’à le faire de façon exagérée. À Ouagadougou, combien la chaîne de production de la rue est visible, rendant l’espace public plus humain ; et combien la frontière entre chez soi et la rue, l’intime et le social, est moins étanche qu’ailleurs, créant la “zone grise” de négociation entre individus. Plus cette frontière est étanche, plus la zone grise est mince, et plus les individus sont disjoints, passant par l’État ou autre pour résoudre les conflits entre eux. Parfois, à l’inverse, cela va trop loin, comme à Mexico où l’espace public est le théâtre d’une véritable économie parallèle, au-delà de tout contrôle.

Pour finir, je mets en regard les villes de Bordeaux et Beyrouth au travers du prisme des déplacements, de la mobilité. Bordeaux a beaucoup évolué avec le tram, les rues piétonnes, etc., et avec son ouverture sur les quais remettant la Garonne au centre. À l’opposé, à Beyrouth, il n’y a aucune vision quant à la mobilité, et chacun est obligé de faire sa place tout le temps : il y a plus d’échanges mais aussi plus de tension, on est constamment aux aguets. À Bordeaux, le « risque » serait, peut-être, de se sentir trop bien, trop à l’aise – jusqu’à limiter les échanges, je ne sais pas. Il y a une vision, avec un sens aigu du confort, ce qui est bien, mais il faudra continuer à essayer de laisser la place pour les gens d’exister, sans tout contrôler, tout sécuriser. Laisser suffisamment d’espaces publics différents et complémentaires.



Cela rejoint l’un des grands débats annoncés sur le « risque » dans l’espace public…

Oui, l’espace public est un équilibre très fragile, entre laisser de la place à la liberté individuelle sans tomber dans l’anarchie, et garder une certaine trame qui montre qu’il y a une envie, une vision du vivre ensemble. Comme l’être humain, qui a besoin de rêver pour exister, et d’avoir un cadre, d’échanger avec les autres car c’est aussi par cet échange qu’il existe. Le problème qui se pose en ce moment en Occident, c’est qu’on veut tellement tout anticiper, sécuriser, qu’on finit par endormir les gens. On n’est plus aux aguets, on ne pense plus que c’est possible, qu’on a un rôle qui peut changer les choses. Ce qui est intéressant dans le Printemps arabe, ce n’est pas tant le résultat que le processus lui-même : chacun y a eu l’impression qu’il a fait quelque chose, qu’il a participé à ce changement, et que c’est l’addition des individus dans l’espace public qui a provoqué le résultat. Cela redonne l’espoir à l’individu, dans un collectif. 


On est dans une phase plutôt pessimiste en France. Quand on parle de risque, on ne parle que d’échec, pas du succès, de la possibilité que de la prise de risque naisse une réussite, quelque chose de nouveau – une bonne rencontre, une surprise, un échange… Le risque, pour moi, c’est le vrai vecteur du changement. Positif ou négatif. Moi, j’ai tendance à faire confiance à l’homme. Il n’est pas si nuisible, tant qu’on ne l’écrase pas trop mais qu’au contraire, on le maintient éveillé, responsable… •

Recueilli par Sébastien Le Jeune

Photo : « L’espace public, c’est ce qui fait le lien entre l’intime et la société. » © Joe Keserouani

 

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