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« Encore de grands défis à relever » : l'art féministe au CAPC avec Judy Chicago PDF Imprimer Envoyer
Jeudi, 10 Mars 2016 06:00

« Si j’ai pu avoir un impact sur le monde, ce n’est rien qu’avec mon pinceau. Mais une chose que je ne peux pas faire avec, c’est inciter les institutions à m’exposer. » Figure historique de l’art féministe, Judy Chicago se voit enfin offrir sa première grande rétrospective à partir d’aujourd’hui au CAPC. Fascinant. Ce qui valait bien une interview.

 

Rejeter le système patriarcal, vouloir redonner une image active et positive de la femme dans le monde d’aujourd’hui comme dans l’Histoire où elle est injustement oubliée… Ça ne passe pas, même dans une partie du monde de l’art d’aujourd’hui. Trop engagée, trop « indocile » pour reprendre le terme du commissaire de l’exposition, Xabier Arakistain. Et pourtant, poursuit ce dernier, Judy Chicago a été une « figure majeure de cette première génération de la “seconde vague du féminisme” dans l’après-Guerre, de celles qui ont lutté contre la perpétuation de la domination masculine, de celles qui ont fait passer le message que “biology is not destiny” [la biologie ne fait pas la destinée, ndlr]. »

À 76 ans, Judy Chicago investit les deux ailes du deuxième niveau du CAPC avec « Why Not Judy Chicago ? », une rétro fort complète (parfois à l’aide de reproductions), balayant un demi-siècle de carrière et l’ensemble des medias utilisés – peinture, sculpture mais aussi écriture, vidéo, performances, feux d’artifice (!). En passant évidemment par ses œuvres-phares telles l’« Holocaust Project » des années 1980 et surtout « The Dinner Party », projet de table aux 39 convives, rien que des femmes qui ont marqué l’Histoire et réhabilitées ici avec force. Entretien.

À quand remonte votre préoccupation quant à la place de la femme dans la société ?
Pour l’essentiel, ça vient de mon enfance. Mon père était un marxiste convaincu et il m’a élevée avec cette conviction que nous devons œuvrer à un monde meilleur. À sa mort quand j’avais 13 ans, il m’a laissée avec cette “mission”. Je ne me rendais pas compte que tout le monde ne partageait pas cette vision des choses, et combien ce serait difficile…

C’est aussi à peu près l’âge auquel j’ai su que je voulais devenir une artiste. Pour moi, l’art était et reste l’un des rares moyens pour une femme de transcender les barrières – de genre, mais aussi d’ethnicité, de géographie, de religion. Mais, déjà, petite, quand on m’emmenait dans les musées, je remarquais qu’il y avait très peu d’artistes féminins. Plus tard, à l’université, quand j’ai demandé où étaient les contributions des femmes à l’art et l’histoire, l’un de mes professeurs m’a répondu « Les femmes ? Elles n’en ont fait aucune ! » Dans ce contexte, ce qui m’intéressait, c’était de savoir ce que ça signifie d’être une femme. C’est comme ça que j’ai décidé de construire mon propre langage visuel qui pourrait parler à tous dans le monde entier.

La muséographie chronologique, très narrative, de l’exposition montre très bien l’évolution plastique de votre travail… et le temps qu’il a fallu pour arriver à « The Dinner Party », l’une des pièces centrales de votre œuvre...
Oui, ça m’a pris beaucoup de temps pour créer ce langage visuel ! À l’époque, il ne fallait pas travailler tout de suite pour rembourser ses frais de scolarité et on pouvait vivre de trois fois rien. Dans mon studio, je me suis mise à travailler 60 heures par semaine, avec très peu de distractions extérieures… Juste animée par ce désir brûlant d’être une artiste. Pendant toutes ces années, du milieu des années 1960 à 1974, j’ai affiné mon propos, appris la peinture sur céramique avec toujours ce projet en tête.

Mais, tous les jeudis, quand même, on se réunissait avec des amis autour de “dinner parties”. C’est grâce à cela que des gens ont petit à petit appris que j’avais ce grand projet sur la place de la femme dans l’Histoire. Et certains, venus du monde entier, se sont mis à contribuer, c’était formidable. C’était une période fascinante, tout paraissait neuf, on voulait vraiment réussir un grand coup ! Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui, l’œuvre compte encore à elle seule pour 20% de la fréquentation du Brooklyn Museum… 200 000 visiteurs par an.

Votre œuvre n’est pas que plastique, l’écriture y prend une grande place. Pour quelle raison ?
Parce que jusqu’au début des années 1970, il n’y avait aucun contexte, les gens ne savaient même pas comment simplement aborder mes œuvres. En plus, à l’époque, les femmes n’avaient quasiment nulle part où exposer. Alors Anaïs Nin, mon mentor, m’a dit qu’il faudrait que j’élabore et donne le sens à toute ma recherche par le biais de l’écriture. J’ai été publiée, et ça a été une manière pour moi de toucher des gens dans le monde entier. Et j’ai bien fait, parce qu’il a fallu encore beaucoup de temps ensuite avant que quelqu’un d’autre que moi parle de mon travail (sourire).

Dans vos travaux les plus récents, vous sortez du strict cadre du féminisme pour aborder la violence, les armes à feu, la destruction de l’écosystème (avec toujours l’homme derrière, quand même). Le combat a-t-il changé d’échelle ?
Oui, j’ai peu à peu élargi ma vision, parce que j’ai pris soin de ne pas confondre le personnel et le réel. Ce n’est pas parce que je jouis maintenant d’une certaine indépendance que je dois oublier celles et ceux pour qui ce n’est pas le cas. Vous savez, le féminisme, c’est juste une manière différente de voir le monde. Ça part de femmes bouleversées par les inégalités, qui se disent que le monde sera dépourvu d’humanité tant qu’il en sera ainsi. Il y a eu heureusement au fil des années un énorme changement dans les consciences, et de plus en plus d’hommes se revendiquent féministes. Mais le combat est loin d’être terminé, et les jeunes générations ont encore de grands défis à relever. •

Recueilli par Sébastien Le Jeune

Jusqu’au 4/09, 3,50-6,50€. Rencontre avec l’artiste et son commissaire demain 11h30 et vernissage samedi 11h-18h, gratuit. www.capc-bordeaux.fr

Photo : Judy Chicago : « Le féminisme, c’est juste une manière différente de voir le monde. » © Donald Woodman

 

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