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Jordi Savall, homme de(s) lumière(s) PDF Imprimer Envoyer
Mardi, 21 Mai 2013 09:00

Toute la semaine, le grand spécialiste de la musique ancienne Jordi Savall prend ses quartiers à Bordeaux avec les trois ensembles qu’il a créés. Un événement exceptionnel, à la mesure du talent du joueur de viole de gambe révélé par «Tous les matins du monde» d’Alain Corneau il y a 20 ans. À la mesure, aussi, de son profond humanisme...


Vous vous installez toute la semaine à Bordeaux pour une résidence à l’Auditorium. S’agit-il à proprement parler d’une résidence de recherche artistique?

Il y a un travail de recherche en ce sens que je vais développer plus avant trois projets d’interprétations qui explorent des répertoires et des styles très différents des musiques anciennes. Dans le premier programme, ce mardi soir, nous développerons les musiques de l’ancienne folie, de ses bases en Europe à ses premières variations instrumentales en franchissant l’océan: on partira des guitares, harpes espagnoles, et plusieurs sortes de violes de gambe, pour aller vers le Nouveau Monde, où la folie s’étoffe d’autres instruments, de maracas, d’autres sortes de harpes, et de chants. 



Vous poussez donc plus avant le travail entamé dans le livre-disque sorti sur votre label Aria Vox en ce début d’année, qui associe les textes de «L’Éloge de la folie» d’Érasme (1509) avec des folies anciennes de l’époque. En passant, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est une folie – ou «folia»?

Oui, la folia est à l’origine une danse, née à la fin du XVe siècle, basée sur des chansons de villages très mélodiques, avec des séquences qui montent et descendent tout le temps [il chante]. C’étaient pour l’époque une musique et une danse si rapides, si enjouées, si joyeuses et exubérantes qu’on leur a donné le nom de «folie». Ce sont ces premières folies instrumentales que j’ai choisi de mettre en regard des textes d’Érasme. Plus tard, avec leur passage à la cour, avec Marin Marais par exemple, elle est devenue plus lente.



Le deuxième programme, jeudi, se veut un hommage au style français...

Tout à fait, et en particulier à la suite française. Au travers d’extraits d’«Alcione», le plus bel opéra de Marin Marais, mais aussi de la Suite n°2 en si mineur pour flûte traversière et orchestre de Bach, de la Musique concertante pour viole de gambe de 
Telemann dont je jouerai la partie suite concertante, et des suites issues de la «Musique aquatique» de Haendel. Trois compositeurs étrangers, donc, qui montrent le succès et le rayonnement de la suite dite française à l’époque.

Le dernier, celui de samedi, s’intitule «Guerre et paix». Vaste programme ! 
Oui, il proposera une vision de l’histoire de l’Europe baroque au travers de sa musique, depuis l’Union d’Utrecht [1579, la sécession des Hollandais d’avec la Couronne d’Espagne, ndlr] jusqu’aux Traités d’Utrecht qui marquent la fin de la Guerre du Succession d’Espagne [1713, entre les maisons Habsbourg et Bourbon – ce qui correspond à peu près à l’étendue de la musique baroque, de Monteverdi à Bach et Haendel].


C’est le concert qui demande le plus gros effectif, avec 10 solistes, et les trois ensembles que j’ai créés, Capella Reial de Catalunya, Hesperion XXI, dont le Concert des Nations au complet. Nous jouerons de Lully à Haendel mais aussi des musiques turques, avec des solistes turcs et bulgares.



Je me suis laissé dire que cette recherche autour de «Guerre et paix» devrait à terme aboutir à un double livre-disque...

En effet, ce projet devrait se concrétiser en 2014. Il poursuit un travail entamé en 2000 avec Charles Quint, et que j’ai poursuivi avec Isabelle d’Espagne, Christophe Colomb, les Borgia ou encore les tragédies cathares. Et, donc, le dernier, autour d’Érasme. Ce n’est que récemment, à la fin du XIXe siècle, qu’on a commencé à écouter la musique pour l’émotion pure, hors de son contexte. L’art pour l’art. Avec ce projet, je m’efforce de remettre la musique au cœur de son histoire.



Et pensez-vous aussi qu’à l’inverse, la musique peut éclairer l’histoire?

Oui, et je cite souvent Elias Canetti à ce sujet: «la musique est la véritable histoire vivante de l’humanité». Elle nous transmet toute l’émotion d’une époque. Prenez l’expulsion des Juifs du ghetto de Francfort, en 1614: ce n’est qu’un événement parmi d’autres mais, quand vous écoutez une complainte juive en araméen de l’époque, vous vivez l’événement comme si vous y étiez. La musique vous fait voyager dans le temps et c’est ça qui est merveilleux. 


Un livre contiendra beaucoup d’informations, mais pas ou peu d’émotion. Si on vous dit qu’il y a eu 20 000 morts lors du sac de Béziers par les troupes croisées, ce n’est qu’un chiffre. Mais en entendant les chansons de la croisade qui parlent des rues de Béziers et de ses ruisseaux de sang, vous êtes au milieu de la tragédie. C’est la force de la musique...


Mais la musique ancienne a-t-elle vraiment une résonance dans le monde d’aujourd’hui?
Est-ce qu’elle nous parle encore?
Bien sûr! Je crois que vous ne poseriez pas cette question s’il s’était agi de peinture, par exemple: une «Mona Lisa», un Michel-Ange, ça nous parle, forcément. Mais la musique, comme les autres arts, nous parle de choses qu’on a oubliées. C’est à travers les sens que se produit la mémoire, et au travers de la mémoire que se construit l’esprit, la pensée. L’art, c’est la conquête de l’esprit. Et sans esprit, pas de civilisation.


Songez à ce thème, «Guerre et paix», par exemple. On dit souvent que l’Europe vit à l’heure actuelle sa plus longue période sans guerre (si on ne tient pas compte de sa périphérie comme les Balkans). Mais elle est pourtant sous le coup d’une guerre économique, sans qu’on se rende suffisamment compte de ses dégâts profonds : les menaces sur les institutions démocratiques, l’impact dramatique sur la vie quotidienne des gens – regardez les situations tragiques en Espagne, au Portugal et en Grèce… Cette situation actuelle, où ce sont les banques qui dominent, telles des escrocs, des brigands, elle était déjà décrite dans «L’Utopie» de Thomas More, le grand ami d’Érasme : il prédisait que, dans un monde dominé par l’argent, les bandits prospèreraient au détriment des peuples et de leurs libertés individuelles. Je regrette que les penseurs de notre époque aient été à ce point pris au dépourvu, et que l’avènement du grand pouvoir économique mondial laisse nos hommes politiques impuissants. Et je me prends à espérer un personnage, un Gandhi, un Churchill, un De Gaulle (avec les pincettes de rigueur), qui prendrait les choses en main.


Vous allez penser que je m’égare. Mais vous voyez ce lien entre la musique, l’histoire, le monde d’aujourd’hui ? Certes, pour les gens qui souffrent de la crise, la musique peut paraître superflue. Mais pour moi, elle peut à la fois être une consolation, et montrer un chemin, donner des explications qui aident à y voir clair. On a besoin de la musique pour reprendre confiance et retrouver l’envie de reprendre les choses en main. La force de l’art, c’est d’apporter la lumière dans un monde plein d’ombres et d’obscurité. •

Recueilli par Sébastien Le Jeune

À 20h chaque soir. Ce mardi soir, «Folias», 15-57€ ; jeudi, «La suite française», 15-57€ ; samedi, «Guerre et paix»,
19-72€. www.opera-bordeaux.com

Photo : «Pour moi, la musique peut être à la fois une consolation et montrer un chemin, aider à y voir clair.» © David Ignazewski

 

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